Pour mieux comprendre la dématérialisation des communications, La Poste a sollicité l’expertise des sociologues d’Eranos. Loin d’opposer le digital au papier, leur étude montre que les deux médias n’ont pas les mêmes effets. Anthony Mahé, Directeur de la Connaissance Eranos, décrypte les usages et les sensorialités associés au média courrier et au numérique.

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La dématérialisation que l’on associe au numérique supposerait qu’on le considère comme un support vidé de toute substance. Or le numérique est tangible puisqu’il nous est rendu accessible par la manipulation d’objets. Le numérique devient alors une matière au même titre qu’un bout de tissu, un morceau de papier, une feuille d’arbre… La perception de sa matière par nos sens le rend parfaitement réel. Comme toute technologie de rupture, on lui confère une aura qui se situe au carrefour de la fascination et de la menace, tandis qu’à bien des égards le numérique s’est inscrit dans notre paysage médiatique comme une nouvelle opportunité de communication, « dans la continuité naturelle de la matérialité du papier ».

 

 

Voir le numérique comme une extension de la matière de référence

Le numérique est un terrain de jeu, une matière malléable avec ses reliefs et ses torsions, à laquelle il faut redonner ses lettres d’humilité pour qu’il puisse coexister parmi les prouesses technologiques, nombreuses et ancestrales, qui nous entourent. Le progrès devient une réussite lorsqu’il ne se superpose pas à ce qui existe déjà, au risque de l’annuler, et que, au contraire, il participe à multiplier les possibilités d’usages. « La révolution Gutenberg n’a finalement pas bouleversé les codes de la tradition orale et la photographie argentique n’a pas enterré la peinture. » Intégrer organiquement le numérique à nos habitudes de communication et le mêler naturellement à d’autres supports qui servent la diffusion de nos messages sont les conditions nécessaires pour définir sa juste place dans nos sociétés.

 

Le numérique : une temporalité, des codes, une gestuelle

Une fois que l’on a rétabli cet équilibre entre le papier, qui reste la matière de référence, et la technologie portée par le numérique, on peut être en mesure de considérer que « ce nouveau monde matériel implique de créer une sensorialité qui lui est propre ». Effectivement, le numérique possède sa propre gestuelle : l’écran tactile, le clavier, le “swipe”, le clic à l’infini ou encore le selfie, qui entraîne le rapprochement des corps autour d’un objet… « Ce sont les interactions avec la matière qui changent. »

 

“Il s'inscrit dans la continuité naturelle de la matérialité du papier”

En plus d’avoir inventé son contexte social, le numérique a généré sa propre temporalité et les codes qui en découlent, à savoir l'instantanéité, la viralité et la synchronisation. Avant, « le ludisme n’avait pas d’espace, le numérique lui en a donné un ». Comme l’explique le sociologue, le rire et la superficialité sont des composantes structurantes dans une société, le numérique est redoutablement efficace si l’objectif vise à obtenir l’interaction ludique, la simultanéité avec la cible.

 

L’attention : un enjeu déterminant pour choisir le canal de diffusion

En revanche, « Internet a relativisé tous les messages, la hiérarchisation est impossible ». Si le message élaboré demande une capacité de concentration profonde, il faut alors créer cet espace de conviction. Le sociologue nous rappelle que « le courrier est très efficace pour véhiculer cette bulle d’attention profonde induite par le rituel de la boîte aux lettres, ce besoin de solennité et cette sensation de considération ».

 

“Le courrier est très efficace pour véhiculer cette bulle d’attention”

En plus de déployer ces forces, le média courrier active des effets de reliance, c’est-à-dire qu’il facilite la création du lien entre l’émetteur et le récepteur, d’haptique et de gestuelle, autrement dit le toucher va accentuer la sensorialité du papier. Ainsi, la communication par le biais d'un courrier va s’inscrire dans une dimension corporelle impactante car davantage incarnée. « Finalement, nous ne faisons que proposer des contextes. » Effectivement, cette vision épurée résume toute l’essentialité des stratégies de communication. À la marque de poser ses balises contextuelles autour du message qu’elle souhaite construire pour en extraire une cible à l’écoute dans une temporalité définie par un canal qui, s’il est efficace, deviendra le médiateur de l’émotion.

 

Retrouvez l'étude complète dans l'ouvrage “La dématérialisation n’a pas eu lieu : Enquête sur un mythe du numérique” (Octobre 2019), Édition Les Influences.